jeudi 25 mars 2021

Thierry Pécou

 

Thierry Pécou

FESTIVAL PRÉSENCES 2018 : THIERRY PÉCOU – MÉDITATION SUR LA FIN DE L’ESPÈCE

Article : https://hyperradio.radiofrance.com/son-3d/thierry-pecou-meditation-sur-la-fin-de-lespece/




« La musique de Thierry Pécou s’inscrit dans le souffle épique du Tout-Monde, tel que le prédit le poète martiniquais Edouard Glissant, et qui n’est pas une totalité uniforme mais la multiplicité imprévisible de toutes nos singularités. Pour lui, la complexité n’est pas l’objet d’un art : elle résulte d’une écoute du monde. »

– Jean Luc Tamby

Thierry Pécou / Crédit : Guy Vivien
Thierry Pécou / Crédit : Guy Vivien

Né à Boulogne-Billancourt en 1965, Thierry Pécou étudie l’orchestration et la composition au CNSMD de Paris. Il est pensionnaire à la Casa de Velazquez à Madrid et lauréat du Prix Villa-Médicis hors-les-murs. Il interprète fréquemment ses propres œuvres au piano et crée en 2009 l’Ensemble Variances, plate-forme entre création contemporaine et musiques de l’oralité. Au fil de ses œuvres, il est allé à la rencontre de cultures éloignées dans l’espace et dans le temps : les langues et l’imaginaire de l’Amérique précolombienne et des sociétés amérindiennes, les mythes grecs, les traces de l’Afrique et de l’Amérique, la Chine ancienne, la spiritualité tibétaine… En rencontrant ces traditions, Thierry Pécou « rêve de faire résonner le monde entier » et cherche à redonner à la musique sa dimension de rituel.

L’écologie sonore

Dans sa note de programme, Thierry Pécou se réfère à Bernie Kraus, qui est l’un des grands représentants de l’écologie sonore. Bernie Kraus est un bio-acousticien à qui l’on doit l’enregistrement de près de 15000 animaux marins et terrestres depuis les années 1960. Ses recherches l’ont mené à formuler plusieurs constats, dont le fait que 50% des sons naturels enregistrés depuis cette époque ont disparu de la surface de la Terre, en partie à cause de l’action humaine et de la cacophonie toujours grandissante des villes. A ce constat s’ajoute celui de la répartition des hauteurs fréquentielles entre les différentes espèces animales. En étudiant des enregistrements effectués en forêt, Bernie Kraus a pu remarquer que certaines espèces d’oiseaux chantaient à une hauteur différente des espèces voisines, elles-même chantant à une hauteur distinct d’autres espèces, et ce de façon à mieux communiquer, pour mieux se reconnaître. Cette organisation naturelle a également subit de nombreux bouleversements, comme le montre cet exemple où une espèce de crapauds californiens a disparu car la fréquence acoustique des avions entrait en concurrence avec celle de son cris d’alarme. Ces études ont été rendues possibles par l’utilisation de sonagrammes, qui représentent visuellement la répartition fréquentielle des sons enregistrés, et c’est ce genre d’outil qui a permis à Thierry Pécou d’écrire une partition basée sur le chant des baleines.

Par ailleurs, dans Méditation sur la fin de l’espèce, nous n’entendons pas que des baleines à bosse. Dès le début de l’oeuvre, quelques sons courts apparaissent, que nous avons assimilé au départ à des clics de souris d’ordinateur. Le compositeur nous aide : « Les clics de souris sont en fait des clics de cachalots. C’est le son qu’émettent ces animaux pour se géolocaliser. Je me suis amusé à les imiter avec, entre autre, la machine à écrire. » Et à la fin de l’oeuvre, ces sons qui évoquent des chants d’oiseaux sont en fait des orques « qui émettent des sons et des fréquences très différents des baleines à bosse. Cela témoigne de la très grande diversité et de la richesse des chants de mammifères marins. »

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Une représentation par sonagramme d’un enregistrement de Bernie Kraus. Les textes en blanc indiquent les zones fréquentielle occupées par différentes espèces animales.

Nature et culture

L’opposition entre nature et culture en anthropologie remonte à la fin du XIXème siècle. Elle consiste à dire que l’humain se distingue du non-humain par sa possession de la culture et du langage. Très prégnante dans le courant du XXème siècle, cette opposition a été remise en question par Philippe Descola dans son ouvrage Par-delà nature et culture, lorsqu’il a remarqué que certaines sociétés s’organisaient autour d’un lien très fort avec leur environnement naturel, et que la formation et la transmission de la culture dépendait fortement de conditions biologiques. Cette opposition a été dépassée en musique par certains compositeurs, dont François-Bernard Mâche, qui a proposé dès les années 1960 une harmonisation entre l’homme et l’environnement par l’utilisation de modèles naturels dans l’écriture musicale. Le compositeur a ainsi cherché à étudier des affinités structurelles entre les chants des animaux et la musique humaine, et a inventé des procédés compositionnels comme le « surmodelage », qui consiste en la superposition d’instruments acoustiques avec des sons bruts enregistrés. L’influence de cette pensée musicale a rencontré de nombreux échos jusqu’à aujourd’hui et Thierry Pécou en est un des héritiers.

Si l’on s’en tient à l’opposition entre nature et culture, les sons produits par les animaux ne peuvent exister que pour répondre à des besoins instinctifs. Ces cris, ces appels, ne serviront alors qu’à se nourrir, se reproduire, se défendre, etc. Dépasser l’opposition entre nature et culture signifie aussi reconsidérer la nature fonctionnelle de cette forme de communication pour lui attribuer des propriétés esthétiques et expressives. Les cris, les appels, deviennent alors des chants. François-Bernard Mâche a longuement défendu le fait que certaines espèces d’oiseaux pouvaient chanter pour le plaisir, et faire preuve d’invention, montrant alors que la musique est une fonction biologique dépassant les limites de l’espèce humaine. Sur ce sujet, Thierry Pécou nous dit : « Il m’a semblé intéressant d’inclure ces chants de baleines, où les bio-acousticiens décèlent des signes de véritable invention, à un travail de composition pour le coup humain, et de mettre en forme cet aller-retour. C’est une manière de remettre en cause, ou de questionner la place de l’homme dans la nature, sa créativité en face de celle de l’animal. »

Méditation sur la fin de l’espèce

Dans Méditation sur la fin de l’espèce, les chants de cétacés enregistrés par Olivier Adam fournissent à Thierry Pécou « un matériau de textures et de figures générant toute la composition, dialoguant avec le soliste et fusionnant à l’ensemble instrumental. » Le procédé de « surmodelage » de François-Bernard Mâche est utilisée de telle manière que les instruments complètent, imitent, habillent et prolongent l’enregistrement. « La pièce s’ouvre sur une sorte de grande cadence du violoncelle solo en imitation du chant de la baleine à bosse, puis s’ouvre peu à peu sur un espace sonore et musical qui porte le son animal dans une poétique différente. Je considère que toute la pièce est un constant aller-retour entre les sons de baleines, et ses imitations avec cet environnement que je crée. »

Et pour nous éclairer sur le sens du titre, il ajoute : « Le titre s’inquiète et invite à réfléchir de la possible disparition de l’espèce humaine suite à ses mauvais comportements envers l’environnement et la nature, dont l’extinction ou la raréfaction de nombreux mammifères marins sont un des symptômes. J’avais lu des articles sur le sujet à l’époque où je composais cette pièce, et depuis la création à Présences, les médias ne cessent de diffuser des rapports scientifiques alertant sur le danger pour l’humanité de l’effondrement de la bio diversité ! »

Lors du concert de Méditation sur la fin de l’espèce, les quatre haut-parleurs qui diffusaient les enregistrements de cétacés étaient disposés parmi l’ensemble instrumental, de façon à unifier toutes les sources sonores. Dans ce mixage immersif, nous vous proposons de ressentir cette homogénéité comme si vous étiez au studio 105 de Radio France, lors de l’interprétation de l’oeuvre.

par Jules Négrier

À lire, à voir, et à entendre :

Interprétation :

Anssi Karttunen : Violoncelle

– Ensemble Variances :

Anne Cartel : Flûte
Carjez Gerretsen : Clarinette
Nicolas Prost : Saxophone
Irini Aravidou : Percussion
Marie Vermeulin, Thierry Pécou : Piano
Liana Gourdjia : Violon
Pierre Bibault : Guitare
David Louwere : Violoncelle
Laurene Durantel : Contrebasse

Équipe Technique :

Chef opératrice du son : Claire Levasseur
Musicienne metteur en ondes : Alice Legros
Opératrice Plateau : Nadège Antonini
Opérateur plateau et post-production : Xavier Levêque
Sonorisation WFS : Guillaume Le Dû
RIM Radio France : Hervé Bouley
GRM : Philippe Dao et Francesco Cameli